Portraits of Artists 40

Conversation avec Christian Boltanski (French text)

Hans-Ulrich Obrist: Commençons par la question de l'art et de la science.

Christian Boltanski: La science est vaguement "cumulative" et encore, aujourd'hui, on n'est pas tout à fait sûr, – on invente un truc, il n'y a pas que ça, quelqu'un d'autre pense à autre chose et donc il y a une sorte d'évolution, progression. En art il n'y en a pas, et l'art n'est pas meilleur aujourd'hui qu'il y a cinquante ans, ça ne veut absolument rien dire. La seule chose qu'on peut dire, à la rigueur, c'est que c'est comme de l'eau dans un fleuve et on est un peu plus loin, on n'est pas mieux, on n'est pas moins bien, mais on est un peu plus loin. De toute façon, on travaille exactement de la même manière, avec les mêmes sujets et les mêmes problèmes depuis le début des temps jusqu'à aujourd'hui.

HUO: Et concernant, en fait, le rôle de l'artiste, tu a souvent comparé ça à un avocat.

CB: Parce qu'un avocat d'affaires c'est quelqu'un qui connaît très bien la règle, et qui la connaît tellement bien qu'il peut la contourner, il trouve un moyen de la tordre, pour trouver une faille dans la règle. Et un artiste est un petit peu ça, c'est quelqu'un qui est entièrement dans la règle, qui connaît la règle et qui fait un petit changement à l'intérieur, et même un changement tout à fait infime, mais on voit la règle d'une autre manière ou qu'il y a une petite porte, qui est un peu différente, qu'on n'avait pas vue.

HUO: Ils existent des moments où les règles changent pour tous.

CB: Il n'y a pas de progrès dans l'art et l'art ne change pas; on parle toujours d'à peu près les mêmes choses qui sont: la recherche de Dieu, les questions de la mort, du sexe. Mais les évènements du monde modifient un peu l'approche qu'on peut avoir de ces problèmes ou la manière d'en parler. Tu sais, il y avait toujours cette idée de l'artiste du début du siècle – il change le monde – nous allons changer le monde – et aujourd'hui je crois que plus personne ne peut penser qu'il va changer le monde. Mais on peut changer les petites choses dans le monde. On ne peut presque rien changer On peut dire bonjour à quelqu'un. Les grands espoirs de changement, les grandes utopies ont relativement disparus et j'irais jusqu'à vous dire peut-être que l'avant garde a disparue – d'ailleurs que l'avant garde est liée, comme ça, à de grands changements. Et maintenant il y a peut-être des choses beaucoup plus fragiles, beaucoup plus intimes, qui sont d'être avec des gens, de faire des plaisanteries, ou de les faire réfléchir ou de leur faire se poser une question à eux-mêmes. Mais qui ne sont pas les mêmes pour tous, pas universelles.

HUO: Maintenant n'y a t'il pas aussi une médiatisation de centre parce que en fluxus dans les années soixante (.) par exemple pour la Manchette, le cas que toi tu fais les promenades; parfois il n'y avait personne ou très peu de témoins et si on se rend compte par exemple de ce que tu as fait à New York, les quatre expositions, il y a eu une médiatisation énorme, donc en même temps c'est local et global.

CB: Le triste métier que je fais est un métier de prêcheur et si je dis prêcheur je dis aussi mauvais prêcheur. Il est sûr que moi, dans le métier, je vais de ville en ville et j'essaye, comme ça, de dire des choses qui sont toujours à peu près les mêmes: Dieu est loin, nous allons mourir, il faut penser au Gulasch et cette sorte de choses. Et après ça, je vais ailleurs et je dis la même chose ou une chose un peu différente. Puis il y a des gens qui restent sur place et ils continuent une sorte de travail de relation avec les autres. Parce que je pense tout de même, qu'aujourd'hui, les choses qu'on fait c'est de créer des relations entre les gens, d'émouvoir les gens et le fait qu’ils arrivent dans quelque chose dont ils ne peuvent pas savoir exactement ce que c'est Ils ne savent pas si c'est de l'art ou pas de l'art, mais il y a une sorte d'émotion qui passe. Ils savent vaguement que c'est quelque chose qui les concerne – parce que ce sont des sujets extrêmement généraux – et ils se posent peut-être des questions sur ces sujets. Moi je suis toujours bien avec les vieux, parce que les sujets qui m'intéressent sont surtout des sujets pour les vieux et parce que c'est effectivement la mémoire, l'interrogation sur la mort comme je disais.

HUO: Et tu as parlé de mélanger les gens.

CB: Je crois qu'il n'y a aucun problème de relation avec le public ou les gens qui assistent au prêche, le seul problème, c'est si quelqu'un arrive et qu'il a déjà une idée dans sa tête et qu'il pense qu'il va voir un peintre des années quatre-vingt-dix ou qu'il va voir de l'art, et pour lui l'art c'est de la peinture, il peut justement refuser. Mais si ils arrivent et voient un type qui raconte des choses, qui leur parle, alors à ce moment là il n'y a aucun problème de relations. Et il est certain que le – les choses à faire aujourd'hui c'est de travailler très localement sur les faits de Quartier, travailler avec la communauté autour d'une église, des choses avec dix ou quinze personnes ou cent au maximum et que ces gens ne savent pas trop ce que c'est qu'on fait avec eux, mais que ce sont des choses qui les intéressent, qui leur fait poser des questions ou qui les amuse ou qui les touchent.

HUO: Tu viens de faire une chose avec un bâtiment à Halifax où tu disais que ce n'est pas forcément visible, dans quelques années, que c'est de l'art. Est-ce que ça veut dire aussi, le fait, cette idée de mélanger des gens, que d'un moment à l'autre il y a des gens qui regardent, il y a des gens qui s'intéressent, des gens qui ne s'intéressent peut-être pas à l'art. Probablement ton travail se passe dans d'autres lieus, qui ne sont pas étiquetés comme lieus de l'art, qui ne sont pas définies comme lieus de l'art?

CB: Oui, et en même temps c'est une activité un tout petit peu différente. C'est à dire que 90% des Å“uvres que je fais ne sont pas conservées. Ils sont seulement faits pour des occasions – ce qui doit être fait à un endroit précis, avec des gens précis, ou souvent je pense que les gens qui voient mon activité ne se posent pas la question, si c'est de l'art ou pas de l'art. C'est quelque chose qui les regarde ou c'est une question qu'on leur pose ou c'est une chose de réflexion. Mais peut être que je m'intéresse de moins en moins à l'art. Et je crois de toute façon que l'idée qu'on a de l'art est l'idée qui est relativement récente et qui est relativement locale et que d'être artiste c'est être un prêcheur itinérant, un moine mendiant, un maître zen qui marche sur les routes avec une canne et une calebasse et qui raconte des choses à des gens. Et la forme en tout cas a pour moi de moins en moins d'importance. Il n’y a plus vraiment une forme ou une chose de qualité. Et la qualité formelle est très difficile, il y apparaît tout ce qui est bien ou pas bien. Il y a une chose qui dans un endroit fonctionne, mais naturellement, par exemple, je ne travaille pas de la même manière dans une usine dans le nord de l'Angleterre ou dans la Kunsthalle de Vienne. En même temps il est sûr que les intérêts que j'ai, sont peu nombreux et un peu semblables. Donc, c'est en même temps une sorte de redit de la même chose et en même temps, c'est dit d'une manière un peu différente. 

HUO: Peut-être serais-ce intéressant si tu parlais, par rapport à ça, de ce projet d'église à Pâques de l'année dernière?

CB: Oui, c'est un projet très spécial, c'est un projet qui est vraiment par rapport à la liturgie et par rapport au Jeudi Saint ou au Vendredi Saint et au Dimanche de Pâques et donc, c'est vraiment quelque chose qui est extrêmement simple. Si l'on parle de l'église, je suis persuadé que la première relation que l'on a avec l'art ou ce qu'on appelle l'art, c'est quand on est enfant et qu'on va à l'église, parce qu'on voit le prêtre qui, brusquement, fait un geste et ce geste est une manière visuelle d'expliquer quelque chose qui est extrêmement compliqué, qui est un mystère – et par ce geste les fidèles sentent quelque chose. Et donc, c'est la même relation que l'on a quand on est face à face d'un ballet ou en face d'un tableau. il y a en même temps une continuité, par exemple dans le geste religieux et en même temps il est à chaque fois différent. Et une des choses qui m'amuse aujourd'hui, ou qui m'intéresse aujourd'hui c'est que je pense qu'il y a certaines cultures qui transmettent le savoir par l'objet et par la relique, et qui ont tellement la culture occidentale et chrétienne, où il y a toujours l'idée qu'il y a un petit bout d'os de Saint qui est extrêmement précieux pour mettre dans un reliquaire, pour mettre le reliquaire dans une cathédrale et les gens vont venir y prier. Et ça c'est l'idée traditionnelle du musé en occident. Et puis, il y a des traditions pour qui il n'est pas tellement important de conserver un masque du seizième siècle, de toute façon il va s'abîmer, il est important qu'il y ait quelqu'un aujourd'hui qui sache en faire un. Ou pour un Japonais, les temples sont toujours refaits tous les dix ans, puisqu'ils sont tellement fragiles. Par contre il y a des gens qui sont nommés monuments nationaux, enfin qui sont eux mêmes monuments, parce qu'ils ont une sorte de savoir. Donc, on peut imaginer qu'il y a plusieurs moyens de transmettre la culture: un moyen par l'objet, par la relique et un moyen par la transmission d'un savoir. Et la plupart des cultures s'intéressent plutôt à la transmission du savoir qu'à la transmission de l'objet. Et donc, on peut imaginer que chez nous aussi il y a une autre sorte de transmission qui ne passe pas par le musé, mais qui soit une transmission d'un savoir, d'une histoire, qu'on connaisse l'histoire. Je me suis beaucoup intéressé par exemple à ce qu'on appelle la petite mémoire. Chaque être humain est plein de petites mémoires: c'est à dire de savoir, où l'on mange le meilleur Gulasch à Vienne, de connaître une histoire drôle, et ça c'est quelque chose qui est très, très fragile et qui meurt avec la personne. Et puis il y a la grande histoire, en fait, ça fait l'humanité. 

HUO: Tu parles de l'histoire orale?

CB: L'histoire orale, c'est le savoir, c'est pour ça que les gens souhaitent avoir un enfant car généralement quand on a un enfant on lui transmet ça. On dit, oui, tu sais quand j'étais petit j'habitais dans telle rue et là il y avait des babas au rhum excellents. Et cette chose se perd très très vite. Généralement ça passe du père à l'enfant et ça se perd après. Je m'intéresse beaucoup à l'individu. Je pense toujours qu'on ne peut pas parler de trois mille personnes mais qu'il faut toujours parler d’un et de un et de un. Un qui aime les spaghettis, et l'autre qui est un joueur de football et le troisième qui a une petite amie qui est gentille etc., etc. Et quand j'ai fait le truc en Angleterre, la seule chose qui était peut-être bien, c'était que dans cette usine à Halifax, il y avait, quatremille ouvriers qui étaient morts depuis longtemps car c'étaient les premiers ouvriers de l'usine. Et ça m'est venu à l'idée de remarquer leurs noms, c'est à dire que ce n'étaient plus quatremille ouvriers mais c'était Jonathan Smith, Peter Hash Lesley Mitchell, c'était un et un et un, et évidemment ça donne une très très grande différence. Et quand on nomme les gens en principe on les tue un peu moins, si l'on veut tuer quelqu'un on ne le nomme pas. (.)
D'ailleurs, qu'est-ce que vous faites avec cette série d'entretiens? Vous essayez par ce moyen de conserver comme ça la petite mémoire et qu'est ce qu'on fait aujourd'hui, c'est ce qu'on appelle une "viande froide". C'est à dire de conserver des petites histoires sur des gens et là vous faites malheureusement avec très peu de monde, ça serait plus intéressant de le faire avec des milliers et des milliers de gens. Et puis il y aurait quelque'un qui dirait, ah oui, alors moi je connais cette plaisanterie et puis alors oui moi je sais comment on fait du souc aux choux, et de conserver tout ça. Mais disons ce qu'on fait c'est ça, c'est raconter des histoires. Effectivement on essaye de parler de choses qui sont suffisamment générales pour que chacun puisse dire, oui, moi aussi, j'ai eu ça. C'est à dire que si l'on parle par exemple de la jalousie: la plupart des hommes ont été jaloux. Donc on peut dire, ah, moi aussi j'ai eu le même sentiment. Il y a toujours cette histoire comme ça qui m'amuse, qui est, le premier homme qui est sur la lune et on lui dit: à quoi ça ressemble? Il dit, à un terrain de base-ball. Parce que effectivement on ne peut décrire seulement quelque chose que l'autre connaît et on ne peut pas décrire une chose que l'autre ne connaît pas. Donc comme personne n'a été sur la lune, on ne peut pas décrire la lune. On peut seulement la décrire en disant que ça ressemble à un terrain de base-ball. En fait on ne dit que ce que l'autre connaît, on ne parle que de ce que l'autre connaît. Et l'autre dit: oui, c'est moi. Pour ça j'avais cette idée que l'artiste est quelqu'un qui a un miroir devant lui, qui lui n'a plus d'existence et chaque personne qui le regarde se voit et dit: "Oui, c'est moi c'est mon histoire." Et comme on sait que l'œuvre est toujours fait par celui qui regarde et pas par celui qui la fait, chacun la voit d'une manière différente. Si je vous dis, j'ai très très soif, ou je vous dis, j'ai mal à la tête, vous pouvez comprendre ça, seulement car vous avez déjà eu mal à la tête et donc, ce ne sera pas mon mal de tête que vous aurez, ce serait quelque chose de rapprochant qui sera votre mal de tête. Donc la seule manière de communication, cette chose qui est entre nous, est la propre expérience collective. Et l'artiste peut déclencher d'une manière plus forte la mémoire, ou faire ressentir une émotion ou un sentiment qu'on a déjà en soi. (.)
Il est sûr qu'aujourd'hui les grandes utopies font peur à tout le monde parce qu'ils sont presque toujours liés à l'idée du massacre. Parce que dès qu'on pense qu'on a raison. Il y a par exemple la cassure entre la religion juive et la religion chrétienne, la grande raison de scission entre ces deux religions, qui sont très, très semblables a été que les chrétiens voulaient être universels et les juifs avaient beaucoup moins, pratiquement pas cette envie de convertir les autres. Mais à cause de cela, les chrétiens ont massacré les indiens, torturé les noirs ainsi que les juifs etc., etc. pour le bien, pour les convertir puisqu'ils étaient universels et qu'ils avaient le bien, et comme les juifs n'avaient pas envie de donner ce bien aux autres ils n'ont tué personne. Donc, dès qu'on a envie d'appliquer une règle, même si c'est une très bonne règle, à l'univers, il est sûr qu'on fait beaucoup de mal. Et, par exemple, quelqu'un comme Pol Pot au Cambodge, était un homme qui avait, je suis sûr, les meilleurs sentiments, qui voulait le bien de son peuple. Mais pour le bien de son peuple il a tué tout son peuple. Donc, dès qu'on a une idée, qu'on veut appliquer à un peu trop de monde il y a souvent des problèmes. Ça se trouve tout le temps, par exemple dans l'architecture avec le Bauhaus, enfin ça se trouve constamment. Parce que aujourd'hui on a effectivement peur de cela, et on pense si on vit son utopie, c'est tout à fait dramatique et on n'est pas humain. La seule chose qu'on peut faire c'est effectivement retrouver des sortes de très, très petites choses, de très petits gestes de très petites luttes. Et on peut imaginer que toutes ces très petits gestes et toutes ces très petites luttes amènent un jour à quelque chose – on a un petit changement. Mais ce ne sont plus des utopies générales et globales. (.)

HUO: Alors, tu définis la nécessité avec chaque projet, situativement?

CB: Enfin, j'essaye, je ne suis pas sûr qu'il y ait une nécessité, mais j'essaye d'en trouver une et je sais que là encore que ça fonctionne. Tout ça est heureusement plus compliqué et il est sûr qu'il y aura toujours des artistes – et moi-même, même si je ne fais pas d'aquarelles – qui font des aquarelles dans leurs ateliers et que – c'est très beau et que c'est une chose qui existe et que la notion, un jour, de mettre de petits bouts de bois ensemble et puis de le regarder et de trouver ça très joli ou très important – c'est bien aussi. Il reste sans doute un danger, qu'il n'y ait plus quelqu'un, qui sache répondre aux questions qu'on lui pose et que ce soit seulement quelqu'un qui comme une sorte de publiciste qui, simplement, donne une réponse sans aucune croyance et sans aucune personnalité et je pense que, enfin j'essaye et je crois que l'activité que j'ai est toujours semblable, je me répète, pour qu'il ait. Justement, il y a quelqu'un derrière. (.)

HUO: Ton art, n'est pas expressionniste, c'est toujours existentialiste avec un côté minimaliste?

CB: C'est plutôt naturaliste – peut-être. C'est un art naturaliste. En tout cas il y a le désir de donner des émotions. Au moment surtout je m'intéresse de moins en moins à l'art qui parle de l'art, à l'art qui serait plus réfléchi que émotionnel. Et comme je disais tout à l'heure, de plus en plus je veux m'intéresser à des formes d'art qui sont apparemment extrêmement différentes. (.)

HUO: Il y avait à un certain moment le cinéma, il y avait la peinture, il y avait toutes ces différentes distinctions et séparations ça semble de plus en plus s'effacer – Dans ce sens-là tu utilises tout?

CB: Il n'y a plus, effectivement, de média Il y a – aller quelque part et puis – tomber en larmes – Oui c'est tout. Il y a vraiment, je crois même si ça parait grotesque, à une activité de prêcheur. Mais là-dessus je ne suis pas du tout un Saint prêcheur, je suis un prêcheur douteux, mais je crois à l'activité du prêcheur, et je crois aussi que là il y a une chose extrêmement sérieuse et importante, et pas drôle, pas drôle – même si c'est drôle – c'est pas drôle.

HUO: Et bien on pourrait peut-être parler de Valentin, tu aimes beaucoup Valentin?

CB: Oui, j'aime beaucoup Valentin et lui c'est très sérieux et c'est très philosophique et c'est très touchant.

HUO: Tu as fait un expo au musée de Valentin, c'était il y a deux ans?

CB: Oui, j'étais très heureux de ce que j'ai pu faire une grande donation d'une très grande partie de mon œuvre au musée de Valentin et à cause de cela j'y ai eu une grande exposition. C'est un musée très, très joli où il y a beaucoup d'œuvres et de souvenirs de Valentin. C'est un musée très visité d'ailleurs. Et, là aussi, qui est visité avec des yeux très différents. Chacun peut y prendre ce qu'il a envie d'y prendre. Parce que certains de mes amis disent que Duchamp s'est inspiré de Valentin. Ils étaient à Munich. Et beaucoup de gens voient simplement des plaisanteries très drôles. Comme de ce qui était installé à la gare de New York beaucoup de gens disaient: – Tiens, c'est le nouveau bureau des objets perdus et puis d'autres gens riaient, et puis d'autres gens étaient émus, et d'autres gens pensaient à autre chose. pensaient: bons, qu'est ce qui reste de cela? Est-ce que les gens qui n'ont pas récupérés leurs objets sont morts? Ou est-ce que ça représente des morts? Et de même, quand j'ai vendu des vêtements au Quai de la Gare à Paris ou à la Serpentine Gallery à Londres il y a une lecture qui se fait que c'est une exposition d'art avec des sortes de sculptures, parce qu'ils sont en tas, donc c'est des sculptures et puis pour la plupart des gens c'est simplement une occasion d'acheter des vêtements pas chers, et donc il y a une double possibilité de voir ce qui est montré et ça, ça m'intéresse toujours quand il n'y ait pas une vision qui soit directe mais quand il y a plusieurs possibilités de voir quelque chose. (.)

HUO: Et quand tu crées des évènements, souvent ces évènements éphémères où il n` y a parfois même pas de traces, comment tu vois ça, face au théâtre – ou à un concert?

CB: Je pense que c'est semblable, mais la différence c'est que dans mon activité je travaille plus sur l'espace que sur le temps. Dans le théâtre toujours il y a un début, une fin et puis quelque chose qui se passe entre les deux. Alors que dans l'activité que j'ai il n'y a généralement pas vraiment de début ni vraiment de fin et donc c'est pas sur le temps, c'est sur l'espace. Il y a aussi le fait que moi je n'existe pas comme acteur et que c'est le spectateur qui devient acteur. Ce sont les gens qui cherchent les vêtements qui deviennent acteurs de leur propre pièce. Donc le spectateur devient acteur et il n'y a pas de coupure entre le spectateur assis et l'acteur qui est en scène, il n'y a pas l'idée d'attente. Il y a les trois coups de théâtre, puis les gens s'assoient et la pièce commence – il n'y a pas ça. (.)

HUO: Pourrais-tu me parler de ton activité d'enseigner à l'école des Beaux-Arts à Paris?

CB: Je dis toujours que c'est prodigieux qu'il y ait encore un endroit qui soit totalement inutile. J'y vois des gens payés et des étudiants, qui ne sont pas payés, mais qui coûtent très chers et tout ça pour discuter de choses qui sont totalement inutiles. Et que, naturellement, les choses inutiles étant les plus utiles c'est beau qu'il y ait encore des endroits totalement, non, directement inutiles, qui ne mènent pas à quelque chose. Notre vie à nous tous est totalement absurde. Si on veut extérieurement, tout tellement improductif et absurde et peut-être que c'est là l'intérêt d'ailleurs, et que c'est étrange qu'on nous finance vaguement, qu'on nous protège vaguement – parce que, qu'est-ce que nous faisons? Ça n'a pas de sens. Pourquoi aller installer des vieux meubles dans un vilain garage à Vienne qu'on appelle "Kunsthalle"? Quel sens ça a? (.) Je suis très, très pessimiste sur la vie. C'est à dire, je ne suis pas croyant malheureusement, je ne suis pas religieux et donc je pense que nous n'avons aucun sens. C'est à dire qu'on tourne en rond comme des malheureux, sans savoir où aller. Comme des pauvres fourmis, sans savoir, mais les fourmis au moins elles savent où elles vont, nous on ne sait absolument pas où on va, et de temps en temps quelqu'un marche sur nous, on en tue cinquante par hasard, et puis cinquante à côté continuent à survivre, puis il y a une deuxième part, on en tue cinquante autres. Donc tout est entièrement lié à rien, enfin même le hasard serait un mot trop positif. Et que la seule chose qu'il y a, c'est que effectivement tous ces gens qui tournent en rond et qui ne sont rien, ils sont effectivement toujours différents, ou vaguement différents, qu'on peut dire, c'est pour ça qu'ils sont humains. Mais il n'y a sans doute aucun but, à part le fait d'avoir ce désir d'aller quelque part. Et dans mon travail il y a toujours beaucoup de gens, et c'est même je crois la seule chose commune dans ce que j'ai fait qu'il y a toujours beaucoup de monde.

HUO: Souvent, dans la peinture il y avait beaucoup de gens, si je pense à David ou Courbet. Il y en a beaucoup, beaucoup de gens et avec la photographie ça c'est encore accéléré.

CB: L'effet de la photo est qu'on dit que c'est vrai. La photo n'est pas du tout la réalité, mais on dit: il y a eu vraiment quelqu'un, il y a eu quelqu'un, il y a eu une personne qui avait cette tête-là. On a un petit peu ça parfois en regardant des portraits, mais pas exactement de la même manière. La photo, comme c'est un principe machine, il y a cette idée de relation directe avec la personne, la preuve qu'elle a existée. Justement, quand on voit les photos des Suisses morts, ce qui m'intéresse c'est que quand ces photos ont été prises, ils étaient vivants naturellement, et il y en a qui sourient, la plupart sourit d'ailleurs. ils ne pouvaient pas penser que ce serait leur dernière photo, la photo que j'aviserais comme dernière photo et que je demanderais pourquoi ils souriaient. Qu'est-ce que c'est passé ce jour-là? Ça veut dire que tous les gens sourient devant des caméras, ou devant des appareils de photos. Une des photos les plus terribles que je connaisse, c'est un groupe de déportés, qui va être gazé très peu de temps après, donc ils sont photographiés et il y a une des filles qui sourit, puisque c'est une jeune fille, elle était habituée à sourire quand quelqu'un la photographiait, donc on sourit toujours quand on vous photographie.

HUO: Ta première exposition était dans un cinéma.

CB: Oui, pour parler du cinéma, j'ai toujours dit ça, qu'il y a une très grande différence entre par exemple "Bonnie and Clyde", qui est un film extrêmement optimiste, même si tout le monde meurt à la fin, mais ils meurent pour un changement, pour le bien. Et si on voit les films actuels, par exemple, chez Lynch et Tarantino, ces films sont totalement pessimistes, parce qu'ils ne savent ni pourquoi ils tuent, ni pourquoi ils pourraient mourir. "Bonnie and Clyde" est tout à fait idiot. Ils souffrent, ils meurent, mais ils meurent pour que le monde change, parce qu'il représente un bien. Et aujourd'hui il est de plus en plus difficile de croire à ça, et donc les gens meurent seulement par bêtise, par hasard. Quand un Vietcong mourait, on disait: C'est affreux, mais il meurt pour qu'il y ait un jour le bonheur sur terre. Aujourd'hui quand un Bosniaque meurt, il meurt par malheur, ou par méchanceté, mais il ne meurt pas pour l'amélioration du monde, ou pas directement, ou pas autant en tout cas. (.) Pour continuer le prêche, Dieu est loin aujourd'hui, Dieu est très loin – Enfin Dieu – moi je ne suis pas croyant, mais l'idée de la route, l'idée du chemin est très, très loin, l'idée d'aller vers quelque chose est très loin. Il n'y a plus nulle part où aller, donc la seule chose à laquelle on peut se rattacher – pour finir cette amusante causerie de "France – culture" – est ha, ha, effectivement de revenir à une chose qui est très individuelle, à la personne.

(Vienne, août 1995)

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